La France et la dette :
cinq siècles de servitude volontaire

De la monarchie endettée à la République contrainte — comment retrouver les moyens de notre souveraineté ?

Dessin d'Honoré Daumier  : visite d'un créancier (1838) - Musée Carnavalet / Paris Musées

Une monarchie sous perfusion

Tout commence sous les règnes fastueux des Valois et des Bourbons. Pour financer guerres, fêtes et prestige, la monarchie emprunte — beaucoup. Déjà, les recettes fiscales ordinaires ne suffisent plus à couvrir les dépenses de l’État. Les “traitants”, ancêtres des banquiers d’État, avancent l’argent contre promesse d’intérêts usuraires et privilèges fiscaux. Les créanciers deviennent peu à peu des acteurs politiques.

Sous Louis XIV, l’État est presque constamment en faillite virtuelle. Les guerres de Hollande, de Succession d’Espagne, puis la construction de Versailles font exploser les dépenses. Colbert avait rêvé d’une économie productive ; la France devient rentière avant l’heure. Au XVIIIᵉ siècle, la dette atteint des niveaux tels que Louis XVI, conseillé par Necker, tente la transparence et la réforme : publier le Compte rendu au roi, pour convaincre que la dette est soutenable. Illusion. En 1789, la dette absorbe plus de la moitié des recettes royales. La Révolution éclate aussi pour cela : la banqueroute du royaume précède celle de l’Ancien Régime

La Révolution : l’invention d’une dette nationale

Les révolutionnaires ne répudient pas la dette : ils la refondent. Les biens du clergé deviennent la garantie des assignats, première monnaie-papier nationale. L’idée est belle : adosser la monnaie à la richesse foncière du pays, libérée du joug ecclésiastique. Mais la planche à billets tourne, la confiance s’effondre. À la fin du Directoire, l’inflation et la spéculation ont ruiné la jeune République.

Bonaparte, pragmatique, comprend la leçon : il crée la Banque de France (1800), institution privée mais sous contrôle étatique, pour stabiliser la monnaie et sécuriser les créanciers. Déjà se dessine une forme de compromis : la souveraineté politique accepte la tutelle financière, au nom de la stabilité.

Le XIXᵉ siècle : le crédit comme instrument d’empire

Tout le XIXᵉ siècle sera celui de la glorification du crédit. Les Saint-Simoniens y voient le moteur du progrès, l’État y trouve le carburant de l’expansion coloniale et industrielle. Les chemins de fer, les grands travaux haussmanniens, la reconstruction post-1870 : tout est financé à crédit. La dette devient l’infrastructure invisible du développement.

Mais l’envers du miracle est bien connu : l’emprise des grands établissements financiers, Rothschild, Paribas, Crédit Lyonnais, qui deviennent les véritables maîtres du jeu. L’affaire des emprunts russes (1888-1914) montre comment la dette dépasse les frontières : la France prête à l’autocratie tsariste pour défendre ses intérêts géopolitiques — avant que la Révolution de 1917 n’annule tout. Le peuple français, épargnant et créancier, découvre brutalement la fragilité de la promesse d’État.

Guerres, inflation et reconstruction

La Première Guerre mondiale ruine les finances publiques. La France emprunte massivement aux États-Unis et au Royaume-Uni. La victoire militaire se paye d’une défaite financière : le franc s’effondre dans les années 1920, la dette explose. La Seconde Guerre mondiale aggrave encore la dépendance, mais ouvre un nouveau cycle.

La Libération, paradoxalement, marque un tournant souverain : nationalisation du crédit, création du Trésor moderne, planification keynésienne. L’État-providence naît sur un socle d’endettement assumé, mais orienté vers la reconstruction et le progrès collectif. Pendant trente ans, la dette reste maîtrisée, parce que la croissance la rend soutenable et que l’État contrôle la monnaie. La dette est politique — et productive.

1983 : le grand basculement

Le “tournant de la rigueur” du gouvernement Mauroy-Mitterrand en 1983 marque une rupture : la France s’arrime au système monétaire européen, puis à Maastricht, puis à l’euro. Le contrôle de la monnaie échappe définitivement à l’État français. Dès lors, la dette cesse d’être un instrument de politique nationale : elle devient un indicateur de crédibilité internationale.

La libéralisation financière, la privatisation des banques, la discipline budgétaire européenne installent une logique nouvelle : celle du consentement à la dépendance. Les marchés dictent leurs conditions, les agences de notation jugent la politique économique, les gouvernements “rassurent” les investisseurs. La France, autrefois modèle d’État stratège, devient un débiteur discipliné.

Le XXIᵉ siècle : de la dette publique à la dette planétaire

Les crises récentes — 2008, Covid, inflation post-2020 — ont transformé la dette en un instrument de survie économique. L’État emprunte pour maintenir le pays à flot, pour amortir les chocs, pour compenser les défaillances du marché. La Banque centrale européenne rachète massivement les titres, neutralisant provisoirement le risque. Mais derrière cette apparente tranquillité, se cache une question politique : jusqu’où peut-on vivre sous perfusion monétaire sans redevenir dépendant de ceux qui, demain, referont payer la facture ?

La dette française, autour de 3 200 milliards d’euros, est moins un problème comptable qu’un symptôme : celui d’un pays qui consomme plus de richesse qu’il n’en produit, et qui s’en remet à la finance mondiale pour prolonger son modèle social sans réforme ni vision. Le danger n’est pas tant l’insolvabilité que la perte d’autonomie.

Comment redevenir maîtres de notre destin ?

Sortir de la dépendance n’implique pas la rupture brutale ni la nostalgie des Trente Glorieuses. Il s’agit d’abord d’une reconquête intellectuelle : repenser la dette non comme une fatalité, mais comme un choix collectif sur l’usage du temps et des ressources. Que finançons-nous, et pour qui ?

Trois pistes s’esquissent :

  1. Réorienter l’endettement vers l’investissement souverain — infrastructures, recherche, énergie, défense, santé publique — plutôt que vers la dépense courante.

  2. Repolitiser la monnaie en renouant avec l’idée que la création monétaire doit servir l’intérêt général, et non le seul rendement financier. Cela suppose une redéfinition du rôle de la BCE et du Trésor, au sein d’un débat démocratique européen.

  3. Réhabiliter la planification — non pas la bureaucratie, mais la capacité à orienter collectivement les ressources rares vers les objectifs qui fondent notre indépendance : climat, connaissance, cohésion sociale.

La souveraineté économique ne se décrète pas, elle se construit. Elle exige une conscience historique : celle d’un pays qui a trop souvent troqué son indépendance contre des promesses de stabilité. L’histoire de la dette française nous rappelle qu’à chaque époque, la question fut la même : voulons-nous être maîtres de notre avenir, ou locataires de notre propre destin ?

Aurélius


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